Hommage à Max Reger

L’Homme derrière la musique

Textes et photos de l’exposition présentée pour le concert du 16 novembre 2023

Les débuts difficiles

Max Reger naît le 19 mars 1873 à Brand, un petit village en Bavière, dans le sud-est de l’Allemagne. Son père Joseph est maître d’école et multi-instrumentiste. Il joue de l’orgue, de la clarinette et du hautbois. Sa mère, Philomena, vient d’une famille de propriétaires terriens et de petits industriels.

En 1874, la famille déménage 50 km au sud dans la ville de Weiden, où Joseph se trouve un nouvel emploi d’enseignant. Le jeune Reger reçoit ses premières leçons de piano avec sa mère dès l’âge de 5 ans. À 13 ans, il reçoit ses premières leçons d’orgue avec son père, sur un vieil instrument que ce dernier avait ramené de son collège et réparé. Peu de temps après, Reger commence à jouer de l’orgue le dimanche à l’église de leur paroisse.

En août 1888, l’oncle de Reger l’invite au festival de Bayreuth, où il assiste aux représentations des Maîtres Chanteurs et de Parsifal de Richard Wagner. C’est la révélation : Reger décide sur-le-champ qu’il deviendra musicien. Cet été-là Reger compose sa toute première œuvre, une ouverture de 120 pages pour petit orchestre. Le professeur d’orgue de Reger, en voyant cette composition, la fait parvenir au grand musicologue Hugo Riemann. Impressionné, ce dernier prend Reger comme élève à l’académie de musique de Sondershausen. En 1890, alors que Riemann obtient un poste d’enseignement au Conservatoire de Wiesbaden, Reger le suit. Il devient son assistant pour l’enseignement du piano et de l’orgue, et donne également des cours particuliers pour subvenir à ses besoins. Reger compose à cette époque ses premières œuvres auxquelles il donne des numéros d’opus, de la musique de chambre dans le style de Brahms. Ces premières œuvres ont du succès, et avec l’aide de Riemann, Reger signe un contrat de 7 ans avec une maison d’édition.

Reger et ses parents, 1876

Reger se distancie peu à peu de l’influence de son mentor Riemann et de sa vision plus dogmatique de la musique. Lui qui était accueilli chez Riemann comme dans une deuxième famille pendant de nombreuses années, il cherche à acquérir son indépendance. Reger se distancie aussi de l’influence de Brahms, et ses nouvelles compositions sont moins appréciées par la critique. Très sensible, Reger réagit en s’isolant et en tombant dans l’excès d’alcool (jamais pendant qu’il compose par contre).

En octobre 1896, Reger (23 ans) débute son service militaire. Cette période durait habituellement trois ans, mais une option accélérée d’un an existait pour les jeunes de familles riches qui acceptaient en retour de tout payer de leur poche : logis, habillement, etc. Reger, qui avait très peu de moyens mais qui souhaitait se concentrer sur sa musique, calcule qu’il a besoin de 3000 marks, l’équivalent de ce qu’il pouvait obtenir pour l’écriture de 30 compositions. Reger compose ces pièces d’avance, dont une symphonie et un concerto pour piano, mais ces œuvres sont mal reçues et on refuse de les publier. Alors que le service militaire lui enlève le temps de gagner sa vie comme enseignant et compositeur, Reger s’enfonce toujours plus dans les dettes. Il se retrouve sans le sou, isolé de ses pairs qui comprennent mal sa musique. Il affirme néanmoins à cette époque : « Je refuse de me décourager ; je vivrai et je mourrai pour mon art, car il est sacré. Si je n’obtiens aucune reconnaissance, soit ! Qu’on m’enterre ainsi ».

Max et Elsa Reger, 1907

Renaissance et consécration

L’hiver 1898 est particulièrement rude pour Reger. Sa compagnie d’édition Augener & Co continue de refuser systématiquement ses compositions. La presse ne mentionne plus son nom ; on ne critique plus ses œuvres dans les publications locales. Reger propose sa candidature comme maître de chapelle à Heidelberg puis à Bonn, mais elle est refusée dans les deux cas. Tous ces échecs affectent grandement Reger, qui sombre plus que jamais dans l’alcool.

Alors que les parents de Reger avaient à peu près abandonné tout espoir à son sujet, lui qu’ils soupçonnaient d’être atteint de mégalomanie, sa sœur Emma persiste à vouloir l’aider. À force d’insister, elle réussit à convaincre son frère de venir les rejoindre à Weiden dans la maison familiale. Reger y passe les trois années suivantes, qui seront pour lui une période de calme et de ressourcement dont il avait grand besoin.

Pendant ces années de sobriété où sa sœur veille sur lui, Reger renoue soudain avec le succès. Il compose 40 opus pendant cette période, l’équivalent d’un par mois. Sa musique prend beaucoup de maturité, et il passe de jeune compositeur à compositeur établi, dont les œuvres rivalisent avec celles des plus grands. Reger se tourne beaucoup à cette époque vers la composition pour orgue, suite à sa rencontre avec l’organiste Karl Straube, qui deviendra son ami et ambassadeur dans les salles de concert. Le compositeur Richard Strauss met Reger en contact avec de nouvelles maisons d’édition qui lui permettent enfin d’être à nouveau publié. Reger commence graduellement à rembourser ses dettes.

Après trois ans, Reger décide de bouger. Il déménage à Munich, grande ville de musique, et convainc sa famille de le suivre. Reger, qui était déjà compositeur, professeur de piano et de théorie musicale, s’y établit aussi comme accompagnateur de lied et musicien de chambre. On n’appréciait pas toujours les compositions de Reger, mais tous s’entendaient pour dire qu’il avait un talent exceptionnel pour jouer à l’orgue et au piano. À l’hiver 1902, Reger (29 ans) marie Elsa von Bercken, qu’il courtisait depuis plusieurs années. Comme Elsa est protestante et divorcée, Reger se voit immédiatement excommunié de l’Église catholique.

En 1907, Reger (34 ans) devient directeur et professeur de musique au Conservatoire Royal de Leipzig. Il n’y demeurera directeur que pour un an, mais y conservera sa classe de composition jusqu’à la fin de sa vie. En 1911, c’est la consécration pour Reger (38 ans) : il est nommé chef du prestigieux orchestre de la Cour de Meiningen. Lui qui ajoute alors à son horaire déjà chargé le travail de chef d’orchestre, il s’occupe lui-même des tâches administratives comme organiser les transports et le logement pendant les tournées. Sous la direction de Reger, on remarque qu’un horaire de tournée typique comportait 22 concerts en 20 jours.

Surmené jusqu’à la dépression, bouleversé par les troubles de la Première Guerre, Reger quitte Meiningen en 1914. En 1915, il se retire dans la petite ville de Jena. Maintenant indépendant de fortune grâce à ses années de dur labeur, il peut enfin se permettre de se concentrer sur la composition. Reger trouve à Jena une nouvelle liberté, lui qui ne se sent plus obligé d’être à la fine pointe du modernisme comme à l’époque où il cherchait à faire sa place. Malheureusement, la dépression le suit et l’amène trop souvent à ne pas réussir à achever ses compositions. Reger meurt d’une crise cardiaque à Leipzig le 11 mai 1916. Il n’avait que 43 ans.

La musique de Reger

Motifs et variations

Une des caractéristiques marquantes de la musique de Reger est qu’elle s’articule souvent autour de motifs plutôt que de mélodies. Son mentor de jeunesse Hugo Riemann le remarque dès ses premières compositions, le félicitant pour sa maîtrise du contrepoint (inspirée de Bach) mais lui recommandant de délaisser l’écriture par motifs pour se concentrer sur les mélodies. Riemann lui conseille à ce sujet de se tourner vers la composition de lieder et de musique de chambre pour s’exercer à écrire des mélodies. Même si Reger finit par prendre ses distances avec les idées de son mentor, il prend ce dernier au mot et écrit littéralement des centaines de lieder au cours de sa vie.

Cette manière qu’a Reger d’écrire par motifs et de souvent faire passer l’harmonie avant la mélodie peut rendre certaines de ses pièces difficiles à suivre pour un public habitué aux formes plus traditionnelles. Une sonate par exemple est normalement constituée d’une succession de thèmes distincts et d’une résolution. Dans une sonate de Reger, les nombreux mouvements de tonalité peuvent rendre la progression des thèmes difficile à suivre, surtout lors d’une première écoute.

D’un autre côté, cet attrait pour les motifs musicaux fait la force de Reger à bien des égards. Parmi ses œuvres les plus connues et les plus appréciées se trouvent ses variations sur des thèmes de grands compositeurs comme Bach, Beethoven et Mozart . Reger prend un simple thème musical, le subdivise en fragments, puis reconstruit à partir de ces fragments une musique nouvelle d’une impressionnante variété. Par ces variations, Reger démontre toute l’étendue de sa technique de composition et son immense talent pour l’écriture.

Max Reger, 1908

Sensibilité, humour et provocation

Un autre trait caractéristique de Reger est son immense sensibilité. Lui qui était issu d’une famille très modeste, il passe la majeure partie de sa vie à tenter de laisser sa marque et à prouver sa valeur auprès de ses pairs en poussant ses compositions toujours plus loin vers la modernité. Reger avait souvent de la difficulté à faire publier ses compositions, et pouvait recevoir des critiques très dures après ses concerts. Lui qui était très sensible à cette critique avait alors recours à l’humour, voire à la provocation.

L’exemple parfait est sa sonate pour violon et piano opus 72, dédiée à ses critiques. Cette pièce était une commande qu’on lui avait faite pour la Convention de Composition de Francfort. Reger avait choisi comme motif la progression d’accord SCHAFE AFFE («mouton» et «singe» en allemand), qui revenait dans chaque mouvement. Reger était lui-même assis au piano pour jouer cette pièce pendant la convention, se retournant pendant chaque motif vers un des critiques dans la salle pour le pointer en riant ! Curieusement, cette pièce a beaucoup contribué au succès de Reger : on lui a souvent redemandé de la jouer car on s’attendait à ce qu’il fasse scandale chaque fois.

La grande sensibilité de Reger en faisait aussi une sorte de sismographe pour son époque. On pouvait déceler les tendances à travers son écriture musicale. C’est particulièrement vrai à la fin de sa vie alors que la Première Guerre fait rage. Alors que plusieurs musiciens sont pour la guerre, Reger en comprend rapidement toute l’horreur. Ainsi, sa dernière œuvre orchestrale est un Requiem latin dédié aux soldats morts à la guerre. Malheureusement, cette œuvre n’est jamais complétée : il n’en existe aujourd’hui qu’un Kyrie et une partie de Dies irae. Il s’agit d’une œuvre d’une rare intensité, même selon les standards de Reger.

Le dernier géant

Si ce sont les grandes œuvres chorales et orchestrales de Reger qui retiennent l’attention, il est important de rappeler que plus du tiers de ses compositions ne sont que pour un seul interprète, le plus souvent piano, orgue ou cordes solo. Reger a également composé énormément de musique de chambre. Lui qui est connu pour ses compositions denses et complexes, on tend à oublier qu’il a également composé de magnifiques pièces toutes simples comme sa Romance en sol majeur pour violon et piano.

Reger est comme l’a dit Hindemith un « géant » — considérant la densité de son catalogue, peut-être le dernier géant de la musique. Il représente en quelque sorte la fin d’une tradition musicale après Bach, Beethoven et Brahms. Même si sa musique tarde encore aujourd’hui à trouver son public, il y aura toujours un noyau de musiciens qui la feront vivre, qui la joueront avec passion. Sans surprise, ce sont les interprètes de la musique de Reger qui en sont les plus grands et passionnés ambassadeurs.

La musique de Reger en chiffres

134 pièces pour chœur a capella

-12 pour chœur de femmes

-18 pour chœur d’hommes

170 pièces pour orgue

291 pièces pour voix solo avec piano

260 pièces pour piano solo dont:

-111 canons dans toutes les tonalités majeures et mineures composés en 1895

225 compositions avant premier opus pour orchestre

-Hymne an den Gesang pour chœur et orchestre

32 oeuvres pour orchestre dont:

-10 pour grand chœur et grand orchestre

-7 concertantes (instrument soliste avec orchestre)

-13 composées entre 1911 et 1916 (5h30 de musique, soit l’équivalent des 9 symphonies de Beethoven)

7 sonates pour violon solo

2 trios, 6 quatuors, 4 quintettes et 1 sextet à cordes

18 sonates pour instrument accompagné d’un piano

Caricature de Reger, 1913

Ce que Reger a dit

« Avez-vous remarqué comment, dans toutes mes pièces, la partie chorale dit: Mon sauveur, sois près de moi lorsque ma mort viendra ?»

Maximum Reger, documentaire de Will Fraser 2016

« Moi qui admire éperdument Jean-Sébastien Bach, Beethoven et Brahms, on prétend que je veux les détrôner. Pourtant, je ne cherche rien d’autre qu’à les prolonger en cultivant leur style.»

Resmusica, Max Reger, ce mal entendu, Bénédict Hevry, 2023

« Lorsque j’ai entendu Parsifal (de Richard Wagner) pour la première fois, à 15 ans, j’ai pleuré pendant deux semaines… et je suis devenu musicien»

Interlude, article de Georg Predota, 7 juin 2016

« Bach, tu es chanceux d’être mort parce que les critiques musicaux d’aujourd’hui t’auraient reproché tes développements harmoniques…»

Maximum Reger, documentaire de Will Fraser 2016

«Je suis toujours la règle de (Franz) Liszt: n’importe quel accord peut suivre n’importe quel autre, sachant que rien de vain n’en découlera parce que je sais avec assurance que très peu de musiciens connaissent et comprennent aussi bien que moi les maîtres d’hier et d’aujourd’hui»

Maximum Reger, documentaire de Will Fraser 2016

« Le véritable progrès est la conséquence d’une connaissance profonde et détaillée du travail des maîtres du passé»

Maximum Reger, documentaire de Will Fraser 2016

« Je vais écrire une pièce tellement claire que même les plus lents d’esprits pourront la comprendre»

Max Reger avant de composer sa sonate pour violon et piano opus 72 qui démarra une période de succès pour le compositeur.

Maximum Reger, documentaire de Will Fraser 2016

« Je suis assis dans la plus petite pièce de la maison (la toilette), votre critique est devant moi, et elle sera bientôt derrière moi… »

Réponse au critique musical Rudolph Louis après une critique négative.

Lexicon of Musical Invective: Critical Assaults on Composers since Beethoven’s time, Nicolas Slonimsky, 1953.

Ce qu’ils ont dit sur Reger

« Reger doit être joué souvent… D’abord parce qu’il a beaucoup écrit, ensuite parce qu’il est déjà mort et qu’il n’y a toujours pas de consensus à son sujet… je crois que c’est un génie»

Arnold Schönberg (compositeur autrichien 1874 - 1951) dans une lettre à Alexander Zentlinsky (compositeur autrichien 1871 - 1942) en 1922.

« Reger est une espèce de cyclope musical, une grosse créature difforme, un ogre de composition, un coléoptère myope avec de grosses lèvres, renfrogné sur son banc d’orgue»

Paul Rosenfeld (critique musical américain 1890 - 1946) 1920, extrait tiré du documentaire Maximum Reger, 2016

« J’ai été frappé par la façon dont Reger pouvait bouger avec aisance entre des tonalités éloignées comme si elles étaient simplement toniques et dominantes»

Sergeï Prokofiev (compositeur russe 1891 - 1953) après avoir entendu la Sérénade en Sol majeur au cons. de St. Pétersbourg au début des années 1900. Rethinking Prokofiev, Rita McAllister et Christine Guillaumier, 2020.

« C’est le dernier des géants en musique. Mon œuvre serait inconcevable sans lui »

Paul Hindemith (compositeur allemand 1895 - 1963), citation tirée de la revue The Musical Quaterly, volume 87 #4, 2004.

« Reger est une voix originale du tournant du dernier siècle, un compositeur dont les œuvres méritent de revenir dans nos salles de concert. Avec un langage harmonique ravissant, des couleurs orchestrales éclatantes et une maîtrise réelle de la logique musicale, Reger communique la beauté, le drame et la puissance émotionnelle de la musique avec une intensité contrastante à la théâtralité de Mahler et la nostalgie de Strauss»

Extrait de The crucial missing link: Max Reger par Leon Botstein (chef d’orchestre né en 1946) rédigé pour le concert Giant in the shadows de l’American Symphony Orchestra tenu le 17 mars 2016 à Canergie Hall.

« Très peu de musiciens regardent sa musique (...) Reger est associé à tout ce qui est mauvais, démesuré et vulgaire de la fin du romantisme (...) que des œuvres monstrueuses, de longues variations suivies de fugues colossales. Mais Reger n’écrit pas toujours gros (...) sa musique est émotionnellement directe »

Harold Schonberg (critique musical américain 1915-2003) tiré de l’article Nobody wants to play Max Reger du New York Times, 2 décembre 1973.

«C’était un homme corpulent aux allures grossières… et lorsqu’il s'asseyait au piano, il avait la touche la plus veloutée et la plus grande délicatesse de jeu que je n’avais jamais entendu»

Georges Szell (chef d’orchestre austro-hongrois 1897-1970) ayant étudié avec Max Reger, tiré de Georges Szell - A Life in music de Michael Charry, 2011.

Recherche: Pascal Germain-Berardi et Louis Melançon

Textes: Louis Melançon (d’après le documentaire Maximum Reger de Will Fraser et la biographie sur le Portail Max Reger

Chiffres et citations: Pascal Germain-Berardi

Photos et images: Portail Max Reger